Septembre et octobre 2013 : l’organisation islamiste Al-Adl wal-Ihsan (AWI, « Justice et spiritualité »), forte de dizaines de milliers d’adhérents et non reconnue par l’État, fait quelques appels du pied à la gauche. Son objectif est d’établir une dynamique commune pour lutter sur le front social. Les rapports entre les islamistes dits « contestataires », parmi lesquels AWI, quelques tendances de la jeunesse du Parti justice et développement (PJD, à la tête du gouvernement) et la gauche, « réformatrice » ou « radicale » ont toujours été compliqués. L’entente avec les forces islamistes, qui est un débat permanent au sein de la gauche, fut la seule ligne de clivage ou presque entre les différentes tendances du Parti socialiste unifié (PSU, favorable à la monarchie parlementaire) lors de son congrès de 2011.
Les contacts restent timides. Les militants évoquent des « canaux informels ». Ali Fkir, adhérent de longue date de l’organisation marxiste Annahj Addimocrati (« La Voie démocratique ») est favorable au dialogue avec les islamistes. Il a déjà participé à des rencontres communes. En juillet 2013, il déclarait que dorénavant, ce dialogue « doit être public et non plus une transaction de coulisses ».
Mais c’est surtout au gré des luttes que naissent les contacts. Ainsi, des militants de la très laïque Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) défilent souvent aux côtés d’islamistes pour défendre les droits des prisonniers salafistes. En 2008, islamistes et militants de gauche se côtoyaient dans certaines villes au sein des tansikiyate (coordinations), comités locaux contre la vie chère. Des organisations comme l’œcuménique Association marocaine de solidarité avec le peuple palestinien jouent aussi le rôle d’intermédiaires. Dans d’autres cadres cependant, les différences idéologiques ressurgissent. Ainsi, dans les universités, de violentes bagarres opposent souvent jeunes militants communistes et islamistes.
« Si nous convergeons parfois avec AWI, nous devons d’abord dialoguer avant d’imaginer une alliance plus durable », explique Abdellatif Zeroual, secrétaire général de la section jeunesse de Annahj Addimocrati. C’est dans ce but de clarification des positions de chacun que Maâti Monjib, historien engagé, a lancé entre 2008 et 2010 des rencontres1. Le bilan est positif à l’en croire, même si certains « laïques » parmi ses proches ont décliné l’invitation. La presse nationale et la chaîne Al-Jazira ont couvert l’événement. Un livre en arabe tiré des discussions a connu un certain succès en librairie. Les partis islamistes couramment désignés comme « islamo-démocrates », Al-Badil al-Hadari et Oumma, non reconnus et tous deux nés de la jonction entre des anciens de la gauche et de l’islamisme, y ont joué un rôle important. « Nous refusons l’organisation de l’échiquier politique marocain sur des bases idéologiques, car la réalité ne le permet pas », explique Mostafa Lmouatassime, dirigeant de Al-Badil al-Hadari, passé par la prison.
Comme lui, de nombreux militants, pour qui monarchie parlementaire, équité sociale et rationalisation de l’économie sont des revendications-clés, les enjeux du dialogue semblent clairs. Selon Fathallah Arsalane, porte-parole de AWI, il s’agissait de « préparer le climat pour la concurrence politique et l’alternance au pouvoir ». Pour Monjib, il fallait déplacer « le clivage politique » pour séparer « d’une part, les forces démocratiques et, d’autre part, les centres de pouvoir antidémocratiques ». « Le régime met à profit l’hostilité » entre islam politique et gauche, assure-t-il. Les menus tracas qu’il a connus lors des conférences sont à ses yeux une preuve de la crainte qu’un tel dialogue suscite du côté du pouvoir.
Le Mouvement du 20 février a jeté en 2011 des milliers de citoyens marocains dans les rues. Il a été un moment important du dialogue entre militants islamistes et de gauche qui ont réclamé conjointement différentes réformes. AWI a profité de cette période pour populariser son concept de dawla madaniya, « État civil », s’éloignant ainsi publiquement du projet d’État islamique, que redoute la gauche. Montasser Sakhi, auteur d’un mémoire sur le 20 février, explique que malgré les tensions, les deux bords ont observé un comportement conciliant. Selon lui, si islamistes et partisans de gauche parviennent à s’entendre de manière temporaire, c’est aussi parce qu’ils vivent « des expériences sociales proches ». « Ils ont fréquenté les mêmes écoles publiques, appartiennent à la même classe moyenne en paupérisation et subissent le même discours dominant ». Le rapprochement s’est en effet accéléré avec le 20 février, selon Arsalane ; les « valeurs communes, comme la justice sociale » ont alors été mises en exergue.« La jeunesse (de AWI) a (...) appuyé les rapprochements entre courants laïques et gauchistes », déclarait de son côté Abdallah Chibani, figure de AWI, en septembre 2013.
Même si la cohabitation ne fut pas toujours aisée, de l’avis général, le 20 février a réveillé les consciences. Au sortir du Mouvement, en août 2011, des activistes organisaient un débat commun. Des personnalités des deux bords s’y sont timidement tendu la main. Le penseur laïque Ahmed Assid a rappelé que la démocratie est un patrimoine universel auquel l’islam a contribué, tandis que l’islamiste Mohamed Manar affirmait : « notre démocratie ne doit pas nous faire sortir de notre islam, et notre islam ne doit pas nous faire sortir de la démocratie. »
Les expériences étrangères pèsent aujourd’hui sur les rapports entre les deux mouvements. « Ce qui se passe en Tunisie et en Égypte doit nous pousser à anticiper tout conflit politique », explique Arsalane. « L’assassinat de Chokri Belaïd en Tunisie a eu une retombée psychologique », confie un militant du PSU. « Certains se sont dit qu’il fallait dialoguer pour éviter ce genre de scénario. Mais d’autres y ont vu l’avant-goût de ce que préparent les intégristes. » Youssef Belal, militant de gauche et universitaire est un fervent partisan d’un dialogue entre les islamistes et la gauche.« Les oppositions supposées entre les deux ne sont pas en phase avec la réalité marocaine », explique t-il.
Car des thématiques comme le féminisme islamique, l’aliénation culturelle ou un courant de pensée comme la théologie islamique de la libération2 rencontrent un écho toujours plus favorable dans la jeunesse. Il y voit la possibilité que les deux courants se rejoignent un jour sur le plan intellectuel.
[Cet article a été publié sur OrientXXI.]
2La dénomination « théologie (islamique) de la libération » fait allusion à la théologie de la libération des chrétiens d’Amérique latine, un courant de pensée inspiré du marxisme qui prône la libération des peuples et entend ainsi renouer avec la tradition chrétienne de solidarité. Son équivalent islamique est associé à la figure de Ali Shariati, philosophe et militant politique iranien né près de Sabzevar le 23 novembre 1933. Assassiné à Southampton le 19 juin 1977 pour son rôle prééminent dans l’éveil des consciences qui a précédé la Révolution iranienne, il est connu pour avoir présenté une nouvelle lecture modernisée de l’islam et du chiisme.